
La publication des marchés publics constitue une étape fondamentale dans le processus de passation, garantissant transparence et égalité de traitement entre les opérateurs économiques. Pourtant, il arrive que cette obligation légale ne soit pas respectée, entraînant de lourdes conséquences juridiques. La non-publication d’un marché public peut en effet être sanctionnée par la nullité de la procédure, remettant en cause l’ensemble du contrat. Cette problématique soulève des enjeux cruciaux tant pour les acheteurs publics que pour les entreprises soumissionnaires, nécessitant une analyse approfondie de ses fondements juridiques et de ses implications pratiques.
Les fondements juridiques de l’obligation de publication
L’obligation de publication des marchés publics trouve son origine dans plusieurs textes fondamentaux du droit de la commande publique. Le Code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019, consolide ces dispositions en son sein. L’article L. 2131-1 du Code énonce ainsi que « les acheteurs publics doivent respecter les obligations de publicité » pour leurs marchés.
Cette exigence découle directement des principes fondamentaux de la commande publique inscrits à l’article L. 3 du même Code : liberté d’accès à la commande publique, égalité de traitement des candidats et transparence des procédures. La publication vise en effet à informer le plus grand nombre d’opérateurs économiques de l’existence d’un marché, leur permettant ainsi de se porter candidats.
Au niveau européen, les directives 2014/24/UE et 2014/25/UE relatives aux marchés publics renforcent ces obligations de publicité. Elles imposent notamment la publication d’un avis de marché au Journal Officiel de l’Union Européenne (JOUE) pour les marchés dépassant certains seuils.
Le Conseil d’État a par ailleurs consacré le caractère d’ordre public de ces règles de publicité dans sa jurisprudence. Dans un arrêt du 7 octobre 2005 (n°278732), la haute juridiction administrative a ainsi jugé que « les manquements aux obligations de publicité constituent des irrégularités susceptibles d’entacher la validité du contrat ».
Les modalités de publication selon la nature et le montant du marché
Les obligations de publicité varient selon la nature et le montant estimé du marché :
- Pour les marchés inférieurs à 40 000 € HT : aucune publicité obligatoire
- Entre 40 000 € et 90 000 € HT : publicité adaptée laissée au libre choix de l’acheteur
- Entre 90 000 € et les seuils européens : publication au BOAMP ou dans un JAL + profil d’acheteur
- Au-delà des seuils européens : publication au JOUE + BOAMP + profil d’acheteur
Le non-respect de ces modalités peut donc constituer un motif de nullité, variable selon l’ampleur du manquement constaté.
La caractérisation du manquement à l’obligation de publicité
Pour que la nullité du marché puisse être prononcée, encore faut-il que le manquement à l’obligation de publicité soit caractérisé et suffisamment grave. La jurisprudence administrative a progressivement défini les contours de cette notion.
Le Conseil d’État considère ainsi que l’absence totale de publicité constitue un vice d’une particulière gravité justifiant l’annulation du contrat (CE, 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n° 291545). En revanche, de simples irrégularités formelles dans la publication ne suffisent pas nécessairement à entraîner la nullité.
Plusieurs critères sont pris en compte par le juge administratif pour apprécier la gravité du manquement :
- L’ampleur de l’écart entre la publicité effectuée et celle légalement requise
- L’impact sur la mise en concurrence effective des entreprises
- Le caractère intentionnel ou non de l’irrégularité
- La possibilité ou non de régulariser la situation
Ainsi, une publicité insuffisante au regard du montant du marché pourra être sanctionnée. Par exemple, la publication d’un avis uniquement dans un journal d’annonces légales pour un marché dépassant les seuils européens sera considérée comme gravement irrégulière.
De même, l’omission d’informations substantielles dans l’avis de publicité peut justifier l’annulation. Le Tribunal administratif de Versailles a par exemple jugé que l’absence de mention des critères de sélection des offres dans l’avis constituait un manquement grave aux obligations de publicité (TA Versailles, 5 janvier 2010, n° 0612329).
En revanche, de simples erreurs matérielles dans la rédaction de l’avis, n’ayant pas empêché les entreprises de soumissionner, ne seront généralement pas sanctionnées par la nullité. Le juge adopte ici une approche pragmatique, évaluant l’impact réel du manquement sur la concurrence.
Les voies de recours ouvertes en cas de non-publication
Lorsqu’un manquement aux obligations de publicité est constaté, plusieurs voies de recours s’offrent aux entreprises lésées ou aux tiers pour contester la validité du marché.
Le référé précontractuel, prévu à l’article L. 551-1 du Code de justice administrative, permet de contester la procédure de passation avant la signature du contrat. Ce recours est ouvert à toute personne ayant intérêt à conclure le contrat et susceptible d’être lésée par le manquement invoqué. Il doit être exercé dans un délai très bref, avant la signature du marché.
Le référé contractuel, régi par l’article L. 551-13 du même Code, peut quant à lui être intenté après la conclusion du contrat. Il est notamment ouvert en cas d’absence totale de publicité. Le délai de recours est de 31 jours à compter de la publication d’un avis d’attribution, ou de 6 mois à compter de la signature du contrat en l’absence de publication.
Le recours en contestation de validité du contrat, issu de la jurisprudence « Tarn-et-Garonne » du Conseil d’État (CE, Ass., 4 avril 2014, n° 358994), offre une voie supplémentaire aux tiers. Il peut être exercé dans un délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées.
Enfin, le déféré préfectoral permet au préfet de saisir le tribunal administratif d’un contrat qu’il estime illégal, notamment pour défaut de publicité, dans le cadre du contrôle de légalité.
Les pouvoirs du juge face à un manquement aux obligations de publicité
Lorsqu’il est saisi d’un recours, le juge administratif dispose de plusieurs options :
- Prononcer la nullité du contrat
- Résilier le contrat
- Modifier certaines de ses clauses
- Enjoindre à la personne publique de procéder à sa régularisation
- Accorder des indemnités en réparation du préjudice subi
Le choix de la sanction dépendra de la gravité du manquement constaté, de ses conséquences sur la concurrence, mais aussi de l’intérêt général attaché à la poursuite de l’exécution du contrat.
Les conséquences pratiques de la nullité pour défaut de publicité
La nullité d’un marché public pour défaut de publicité entraîne des conséquences majeures tant pour l’acheteur public que pour le titulaire du contrat.
Pour l’acheteur public, la nullité implique de relancer l’intégralité de la procédure de passation, avec les délais et coûts que cela comporte. Il s’expose également à d’éventuelles actions en responsabilité de la part des entreprises lésées. Les prestations déjà exécutées devront être réglées sur le fondement de l’enrichissement sans cause, ce qui peut s’avérer moins avantageux que les conditions contractuelles initiales.
Le titulaire du marché se trouve quant à lui privé d’un contrat sur lequel il avait pu fonder des prévisions économiques. Il devra cesser l’exécution des prestations et ne pourra prétendre qu’à une indemnisation limitée. Le Conseil d’État a en effet jugé que l’entreprise ne pouvait se prévaloir des stipulations d’un contrat nul pour obtenir le paiement des prestations réalisées (CE, 10 avril 2008, Société Decaux, n° 244950).
Les entreprises évincées pourront quant à elles prétendre à une indemnisation de leur perte de chance de remporter le marché. Le montant de cette indemnité est généralement évalué à hauteur de 10% du montant de l’offre, correspondant à la marge bénéficiaire moyenne.
La régularisation a posteriori : une solution limitée
Face aux lourdes conséquences de la nullité, la tentation peut être grande pour l’acheteur de tenter une régularisation a posteriori de la publicité. Cette solution reste toutefois très encadrée par la jurisprudence.
Le Conseil d’État a ainsi jugé qu’une publication effectuée après l’attribution du marché ne pouvait régulariser le défaut initial de publicité (CE, 7 octobre 2005, n° 278732). Une telle publication tardive n’a en effet pas permis aux entreprises intéressées de présenter leur candidature en temps utile.
La régularisation n’est envisageable que dans des cas très limités, par exemple lorsque le défaut de publicité résulte d’une simple erreur matérielle n’ayant pas eu d’incidence sur la mise en concurrence. Dans la plupart des cas, la reprise intégrale de la procédure s’imposera.
Vers un renforcement des contrôles et sanctions
Face à la persistance de manquements aux obligations de publicité, les pouvoirs publics et les juridictions tendent à renforcer les contrôles et sanctions en la matière.
La Commission européenne a ainsi engagé plusieurs procédures d’infraction contre des États membres, dont la France, pour transposition incorrecte des directives sur les marchés publics. Ces procédures visent notamment à garantir une meilleure application des règles de publicité.
Au niveau national, la Cour des comptes a pointé dans son rapport public annuel 2021 la nécessité d’un meilleur contrôle du respect des obligations de publicité par les acheteurs publics. Elle préconise notamment un renforcement des moyens alloués au contrôle de légalité exercé par les préfectures.
Les juridictions administratives adoptent par ailleurs une position de plus en plus stricte face aux manquements. Le Conseil d’État a ainsi étendu les possibilités de recours des tiers contre les contrats administratifs, facilitant la contestation des marchés irréguliers (CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n° 358994).
Cette tendance au renforcement des contrôles s’accompagne d’une réflexion sur l’opportunité de sanctions financières plus dissuasives. Certains proposent ainsi l’instauration d’amendes administratives en cas de manquement grave aux obligations de publicité, sur le modèle de ce qui existe déjà pour les retards de paiement dans les marchés publics.
Le développement de la dématérialisation : un outil au service de la transparence
Le développement des outils numériques offre de nouvelles perspectives pour améliorer le respect des obligations de publicité. La généralisation des profils d’acheteurs et la publication systématique des données essentielles des marchés publics contribuent à renforcer la transparence des procédures.
La mise en place de la plateforme nationale data.gouv.fr permet désormais de centraliser et de rendre accessibles à tous les données relatives aux marchés publics. Cette ouverture des données (open data) facilite le contrôle citoyen et la détection d’éventuelles irrégularités dans les procédures de passation.
À terme, le développement de l’intelligence artificielle pourrait permettre d’automatiser certains contrôles sur le respect des obligations de publicité, en analysant par exemple la cohérence entre le montant du marché et les supports de publication utilisés.
Ces évolutions technologiques, combinées au renforcement des contrôles traditionnels, devraient contribuer à une meilleure application des règles de publicité dans les années à venir. Elles ne dispensent toutefois pas les acheteurs publics d’une vigilance constante dans la conduite de leurs procédures de passation.